Chez la vieille dame en Transylvanie

Au début de mon voyage je fais l’expérience de ce qui sera la première « histoire » de ce périple : une nuit bizarre, chez une vieille dame étrange en plein cœur de la Transylvanie, en Roumanie.

À Cluj-Napoca, je loge chez Fred, un étudiant en médecine originaire d’Allemagne venu ici parce que l’enseignement est moins sélectif. Il est adepte de toutes les thérapies naturelles et critique la médecine « conventionnelle ». Sa copine, une roumaine, est fascinée par tout ce qu’il raconte, notamment les nombreux récits d’aventures au cours de ses différents voyages. Avec certains de ses amis, on passe une journée entière dans un parc, allongé dans nos hamacs, à moitié somnolents. Je me plais à ne rien faire et à simplement laisser le temps suivre son cours. Fred semble l’avoir compris, moi, je suis en train de le comprendre.
Cluj-Napoca est située à l’entrée de la Transylvanie, région qui occupe tout le quart nord-ouest du pays. Pour en repartir comme pour y arriver, la route est escarpée et sillonne dans des paysages qui laissent parfois transparaître au loin la ligne d’horizon que forment les Carpates, frontière naturelle tout autour de ce territoire de légendes.

Au départ de la ville, je suis, insouciant, la trace GPS que mon application mobile de navigation me propose. Rapidement, je me perds. Mais alors que je vois bien que le chemin n’est pas le bon, je m’évertue à continuer tout droit, simplement pour ne pas à avoir à revenir en arrière. J’essaye de revenir sur la trace proposée par mon GPS et vais de glissades en glissades sur un tapis de feuilles humides sur lequel je traine mon vélo de haut en bas de petites pentes raides où je dois m’accrocher pour garder le cap. La forêt est dense et je ne vois aucune clairière, aucun chemin courir derrière les arbres. Après une grosse heure d’errance, je retrouve enfin un semblant de chemin et débouche entre deux collines, dans une prairie verdoyante.

Après Cluj-Napoca – Damien Cahen – Licence CC BY-NC-ND
Après Cluj-Napoca – Damien Cahen – Licence CC BY-NC-ND

Je dévale les pentes, insouciant, jusqu’à ce qu’une meute de chiens se mette à ma poursuite. Je me fais surprendre par un berger allemand qui avait accouru silencieusement juste à côté de moi. Mon sang ne fait qu’un tour et je file droit.
J’arrive alors sur un vaste plateau d’où je vois au loin, sur ma droite, un orage qui gronde. Les champs tantôt verts, tantôt rouges, tantôt marrons se mêlent parfaitement avec ce bleu-gris des cieux. Fort heureusement, je vais tout droit, vers Turda, qui se trouve au pied du plateau et où je vois le soleil poindre. Mais une fois en bas, dans le flux des camions qui courent dans cette cité industrielle, l’orage approche et les premières gouttes de pluie se mettent à tomber. Je continue ma route, toujours en suivant mon GPS, qui me fait couper à travers champs, sur un chemin boueux où chaque coup de pédale est d’une difficulté infinie : mes roues tournent dans le vide, la boue s’est collée partout. Je suis bien obligé de finir par poser le pied et de marcher sur trois kilomètres dans cette tourbe qui s’amasse par paquets à mes chaussures et qui vient se loger sous mes gardes-boue, m’empêchant totalement de rouler et rendant ma progression d’autant plus pénible… Mes pieds me pèsent et je dois pousser un vélo qui ne roule plus : je me concentre sur la musique que j’écoute à ce moment-là et tiens bon, jusqu’à déboucher enfin sur de l’asphalte, que j’accueille comme le plus beau des présents.

Turda – Damien Cahen – Licence CC BY-NC-ND

La journée continue, jusqu’à ce qu’il faille trouver un endroit où dormir. Avec la pluie qui s’est mise à tomber, difficile de camper au milieu des champs ; il faut trouver un abri sous lequel m’installer, ou bien une âme généreuse chez qui passer la nuit. Après une tentative infructueuse dans un magazin mixt où j’ai commandé une bière pour essayer de sympathiser avec d’hypothétiques clients, j’en viens à passer lentement devant les maisons, à l’affût d’une bonne âme qui veuille bien m’ouvrir son portail. Je finis par croiser une toute petite maison, plantée au milieu d’un jardin qui manifestement sert aussi de poulailler et de porcherie et où une toute petite vieille dame coupe son bois. Je lui fais de grands signes et elle s’approche, entourée de ses deux cochons. Je lui fais comprendre que je cherche un endroit où dormir et elle m’ouvre. Ses deux cochons se mettent alors à l’assaut de mon vélo, le reniflent et cherchent à mordiller le moindre bout de quelque chose qui leur semble comestible. Je me rappelle alors que dans le film Usual Suspects, on apprend que les cochons sont les meilleurs amis des tueurs parce qu’ils mangent tout. Je ne me laisse cependant pas impressionner, fais de grands gestes et les fais détaler… Mais ils finissent par revenir et le petit manège recommence encore et encore. La vieille dame m’invite finalement à entrer mon vélo à l’intérieur pour le protéger. Il pleut, je suis fatigué et j’entre dans cette toute petite bicoque, jonchée de tapis crasseux et dont les deux seules pièces sont chauffées par un poêle qui fume à l’intérieur.

Chez la vieille dame – Damien Cahen – Licence CC BY-NC-ND

J’accueille cet intérieur comme le plus grand des luxes. Un lit, deux chaises, une table, un meuble à provisions (vide), voilà tout ce qu’il y a dans cette maison. Pas de cuisine, pas de pièce d’eau, juste deux petites pièces de 10 à 15 m2 chacune et cette petite vieille qu’il faut bien se figurer : elle doit m’arriver au bas des côtes, ses mains sont calleuses et comme crispées par toutes les tâches qu’elles ont dû endurer. Ses poignets sont forts, son torse est quasiment inexistant tant elle est recroquevillée. Elle porte un fichu sur des cheveux grisonnants et sales, on voit à peine ses yeux et elle n’a pas de dents. Comme toutes les vieilles dames ici, elle porte cette longue jupe sous laquelle elle revêt une culotte longue et porte aux pieds des sandales en plastique gorgées d’eau qui couinent à chacun de ses pas. Elle m’offre le café, je lui coupe du bois, on essaye de communiquer tant bien que mal, mais c’est peine perdue. Elle se met alors à pleurer sans que je ne comprenne trop pourquoi. Je me dis qu’elle a peut-être peur de moi et je lui propose à manger, ce qu’elle refuse. Après de longues minutes à essayer d’y comprendre quelque chose, je commence à douter : suis-je encore le bienvenu ? Malgré mes doutes, je finis par m’installer par terre et par dormir, mon petit matelas jeté sur un tapis crasseux, avec un certain sentiment de malaise tandis qu’elle disparait dans son lit, sous son énorme édredon.
Le lendemain matin, je n’ai qu’une envie, c’est de partir de cet endroit. Je me lève, je me prépare et sors après lui avoir dit au revoir. Là, son chien m’attend, ainsi que ses deux cochons. Il ne me reconnaît pas. Il m’aboie dessus, montre les crocs, les oreilles en arrière, l’air menaçant ; pendant ce temps, les deux cochons sont partis à l’assaut de mon vélo. Je me tourne vers la vieille l’air un peu paniqué. Elle sourit et me tend son balai. Je n’en ai que faire et prend alors mon courage à deux mains pour parcourir la dizaine de mètres qui séparent la porte de sa maison de son portail. Une fois dehors, je suis soulagé. Je regarde une dernière fois derrière moi et m’élance trouver le réconfort un peu plus loin, au magazin mixt du coin, autour d’un café partagé avec plusieurs villageois arrêtés là sur le chemin du travail. J’étais sale et buvais ce café soluble ultra sucré comme la meilleure des potions.
Ce soir, je dors à Sighisoara. Mon hôte a caché ses clés derrière le portail pour que je puisse profiter de la maison en son absence. Mais à nouveau, mon GPS m’emmène dans une forêt impraticable où mon vélo que je tiens à bout de bras glisse à plusieurs reprises dans un fossé. Il a plu récemment et quand je m’étale à mon tour par terre, je me relève couvert de boue. Je crois que si il n’y avait pas cette nuit au chaud que je sais certaine, je craquerais. Quand je sors enfin de ces sentiers boueux et impraticables à vélo et arrive chez mon hôte, je suis profondément soulagé. Un jet d’eau, une bassine, une brosse : je nettoie frénétiquement mon vélo et mes vêtements. J’ai l’impression de renaître.

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